LONGUE MARCHE 1. Traverser l’Anatolie Bernard Ollivier

 

Extrait de ce livre que je viens de m’offrir et qu’il me tarde de lire

LES VILLES DU BOUT DU CHEMIN

6 mai 1999
Mes enfants, sur le quai, me font un dernier signe. L’aiguille sur la grande horloge de la gare bascule sur le départ. Le train m’arrache. La ville, ses bruits et ses lumières s’éloignent. Pénombres de la banlieue pavillonnaire, nuit profonde de la campagne percé de lampes fugitives. Je suis, enfin, parti pour ce long voyage de la route de la soie à pied.
Pendant que je rêve, le nez collé à la vitre, les yeux suivant des lumières filantes, trois retraités s’activent dans le compartiment que nous partageons. Deux d’entre eux s’offrent un voyage de noces tardif. En trente-cinq ans, ils n’ont jamais eu le temps. . L’autre femme qui voyage seule connaît déjà la ville et veut voir le carnaval. A Venise, la saison commence.
Je reste un long moment dans le couloir. Je n’ai pas envie de parler. Je suis déjà sur le chemin, sur cette route qui m’a tant fait rêver. Je songe que j’ai eu raison de demander à mes amis de ne pas venir sur le quai. La moitié, celle qui se désole de me voir partir, m’aurait une fois de plus posé la question : pourquoi ce voyage? De la part d’un jeune homme, ils comprendraient : va pour l’aventure. Mais qu’un homme sérieux, au lieu de bichonner ses pivoines dans sa retraite normande, parte pour trois mille kilomètres, à pied, sac au dos, dans une région réputée dangereuse, c’est abracadabrant. La présence des autres, ceux qui m’admirent ou m’envient pour ces grandes vacances, ne m’auraient pas davantage encouragé. Et si je les décevais?…

[…]

On a pu constater, chez les pèlerins en particulier, que lorsque la moyenne de trente kilomètres par jour est atteinte, l’entraînement physique neutralise la perception du corps. Dans presque toutes religions, la tradition du pèlerinage a pour objet essentiel, à travers le travail de l’être physique, d’élever l’âme : les pieds sur le sol, mais la tête près de Dieu. D’où l’aspect intellectuel de la marche que les béotiens ne soupçonnent pas. Ceux qui n’ont pas vécu pareille aventure pensent le plus souvent que la marche est souffrance.

[…]

Le plus vieux mode de déplacement du monde est aussi celui qui permet le contact. Le seul, à vrai dire. Assez de voir des civilisations en boîte et de la culture sous serre. Mon musée à moi, ce sont les chemins, les hommes qui les empruntent, les places de village, et une soupe, attablé avec des inconnus.

[…]

Jamais, autant qu’à ce moment, face à la nuit noire, je n’ai douté de la réussite de mon projet. C’est paraît-il classique ; les grands départs sont escortés d’une petite dépression.

[…]

Mes enfants entament leur vie d’homme. Déjà ils ont éprouvé ce sentiment angoissant que, même entourés, nous somme seuls. Comme je les aime !
Nous sommes, eux et moi, devant l’océan de la vie. Ils ne voient pour l’instant que l’immensité des eaux. Moi,j’aperçois déjà la rive où il faudra aborder.

 

Bernard Ollivier

extrait de

Longue marche 1 Traverser l’Anatolie

Édition Phebus libretto

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Une réponse à LONGUE MARCHE 1. Traverser l’Anatolie Bernard Ollivier

  1. loustic dit :

    oui, cela donne bien envie de lire ce livre ; on sent quil sait de quoi il parle
    cela rejoint assez mes impressions , notamment sur loubli -paradoxal- du corps .
    ses propos sur la culture sont assez proches là aussi de mes idées
    dailleurs,la culture n est elle pas action ? et aussi rencontres, échanges, découvertes ,partages etc.
    tout ce qui constitue l âme même de la marche .
    sortir, allez au devant de l autre , au dedans de soi ,
    ouvrir les yeux, écouter, sentir … VIVRE !!
    vive la culture vivante, la culture de la vie !

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