A CELLE QUI EST TROP GAIE
Ta tête ton geste, ton air
Sont beaux comme un beau paysage
Le rire joue en ton visage
Comme un vent frais dans le ciel clair
Le passant chagrin que tu frôles
Est ébloui par la santé
Qui jaillit comme une clarté
De tes bras et de tes épaules
Les retentissantes couleurs
Dont tu parsèmes tes toilettes
Jettent dans l’esprit des poètes
L’image d’un ballet de fleurs
Ces robes folles sont l’emblème
De ton esprit bariolé
Folle dont je suis affolé
Je te hais autant que je t’aime!
Quelquefois dans un beau jardin
Où je traînais mon atonie
J’ai senti comme une ironie
Le soleil déchirer mon sein
Et le printemps et la verdure
Ont tant humilié mon coeur
Que j’ai puni sur une fleur
L’insolence de la Nature
Ainsi je voudrais une nuit
Quand l’heure des voluptés sonne
Vers les trésors de ta personne
Comme un lâche ramper sans bruit
Pour châtier ta chair joyeuse
Pour meurtrir ton sein pardonné
Et faire à ton flanc étonné
Une blessure large et creuse
Et vertigineuse douceur!
À travers ces lèvres nouvelles
Plus éclatantes et plus belles
T’infuser mon venin ma sœur!
Charles Baudelaire
Apollonie Sabatier celle qui inspira ce poème à Baudelaire
Enfant illégitime d’un petit seigneur de province, Apollonie Sabatier (du nom de son père adoptif), qui se faisait appeler Aglaé, vient à Paris faire carrière dans la galanterie. Mais, tenant salon littéraire rue Frochot (alors haut lieu de la vie parisienne entre Pigalle et les Grands Boulevards), elle fut louée, courtisée, adulée, par Maxime du Camp, Gustave Flaubert, Arsène Houssaye, Théophile Gautier, Goncourt, et Clésinger qui en fit le modèle de « La femme piquée par un serpent ».
Il est dit, mais sans preuve tangible, qu’elle aurait aussi été le modèle de la toile de Courbet « La création du monde » devenue une sorte d’emblème de la peinture érotique.
Ses rapports avec Baudelaire sont particulièrement significatifs quant à l’attitude du poète vis à vis des femmes. On sait combien il est attiré (ses poèmes en témoignent) pas les femmes « perdues », soit par leurs moeurs dissolues, soit par l’âge (les petites vieilles dans « Les Fleurs du Mal »), des éclopées, toute femme en perdition morale ou physique.
Madame Sabatier (surnommée la « présidente » après une remarque d’Edmond de Goncourt) séduira pourtant Baudelaire en dépit de son « abattage », et il lui envoyait anonymement des poèmes, jusqu’à finir par se déclarer.
Ils devinrent amant en 1857 (la nuit du 30 août). L’attitude de Baudelaire est alors significative. L’amour qu’il portait à Madame Sabatier n’était pas charnel. Il l’avait idéalisée. Qu’elle se donne à lui (croyant ainsi le séduire et répondre à ses envolées poétiques) détruit la figure que le poète s’était fait d’elle. Il la refusa et lui tourna dès lors le dos.
L’aventure illustre bien la complexité de la mécanique sentimentale chez Baudelaire qui fut attaché (jusqu’au dévouement) à Jeanne Duval, qu’il avait connue dans son flamboiement juvénile et à laquelle il reste dévoué jusque dans sa décrépitude finale (voir l’incroyable portrait de Manet).
Femme piquée par un serpent la sculpture de Clésenger qui fit scandale
Ce marbre fut, avec les Romains de la décadence de Thomas Couture, l’oeuvre la plus commentée du Salon de 1847, faisant l’objet d’un double scandale, artistique et mondain. Pour cette image suggestive d’une femme nue se tordant sous la piqûre d’un serpent symbolique enroulé autour de son poignet, Clésinger, comme en témoigne la cellulite du haut des cuisses et retranscrite dans le marbre, avait utilisé un moulage sur nature du corps d’une demi-mondaine, Apollonie Sabatier (1822-1890). Muse de Baudelaire, beauté parisienne tenant un salon, celle que ses amis appelaient « la Présidente » offrit ainsi un succès inespéré à Clésinger.
L’utilisation directe du moulage sur nature pour une sculpture était violemment contestée au XIXe siècle, induisant l’absence de travail et de probité de l’artiste. Clésinger entretenait soigneusement d’excellentes relations avec Théophile Gautier, qui orchestra le scandale. Pour Delacroix, il ne s’agissait que d’un « daguerréotype en sculpture ». Pourtant les formes généreuses dont le réalisme choquèrent la pudibonderie du public du Salon sont associées à des éléments plus conventionnels : le visage idéalisé moins expressif, le socle couvert de fleurs comme un bronze de pendule, faisant de la Femme piquée par un serpent le parfait exemple de l’éclectisme en sculpture. Quant au motif du corps abandonné, il fut largement repris jusqu’à la fin du siècle, comme en atteste la sculpture de Schoenewerk, Jeune Tarentine, 1871.