Lettre de Claude Debussy à Rosalie Texier
« Tu m’as fait t’aimer plus qu’il n’est peut-être permis à un homme, le besoin de me détruire au profit de ta joie, devient tellement violent que cela ressemble parfois au désir de la Mort… »
Lorsqu’elle tente de mettre fin à ses jours, en 1897, suite à près de dix ans d’une liaison tumultueuse, Gabrielle Dupont ne sait pas encore que c’est pour sa meilleure amie que Claude Debussy s’apprête à la quitter. Celle-ci s’appelle Rosalie Texier, exerce la profession de couturière et, quand il parle d’elle, le compositeur évoque une femme « invraisemblablement belle, blonde comme une légende. » Elle résistera, d’abord, mais une menace de suicide, venant cette fois de Debussy, la fera céder. Désormais, elle sera sa « Lilly ».
« Vendredi 5 mai 1899
Lilly aimée,
Hier, j’ai passé une journée plutôt fâcheuse… Ta visite du matin en me rendant si heureux m’avait laissé très troublé et naturellement j’étais tout à fait préparé à trouver la vie insupportable… Ça n’a pas manqué et j’ai été parfaitement désagréable avec les gens qui ont eu le bonheur de me rencontrer. Je prononçais ton nom que j’aime tant et j’ai successivement appelé Lilly, un conducteur de tramway et mon ami le plus intime. C’est assurément comme ça que commencent les grandes passions, je puis dire que la mienne a eu la rapidité d’un incendie (il faut dire que pour une fois la maison ne demandait qu’à brûler !…), j’ai la continuelle vision de ta bouche et mon corps me fait mal, tant il est torturé par le désir fou d’étreindre ton corps, j’ai faim et soif de toi à l’exclusion de toute espèce d’autre chose. Vois-tu, Lilly jolie, tu pourras peut-être trouver des lèvres plus rouges que les miennes, tu pourras être étreinte par des bras plus agiles que les miens et sentir contre ton sang un sang plus tiède, mais cela n’est rien, et jamais personne ne t’aimera avec un abandon aussi absolu. Je n’entraverai jamais ta liberté, mais je voudrais te plaire toujours, être celui chez lequel tu mettrais ton désir d’être heureuse. Tu me diras que c’est beaucoup, mais là-dessus tu peux me demander ce que tu veux, j’ai d’immenses réserves à ton service. Encore une journée et puis demain !… Maintenant j’ai la peur maladive que quelque chose t’enlève à moi… Tous mes baisers. »
Claude
« Samedi 27 mai1899.
Ma Lilly chérie, […]
Comme je te remercie du plus profond de mon cœur, de pouvoir t’aimer de cette manière. J’ai eu ta lettre hier soir, cela m’a valu une nuit complètement blanche, car tu as une façon merveilleuse de transparaître à travers ce que tu écris… J’entendais ta jolie voix dire ces choses, avec cet accent qui est pour moi, un charme de plus. Comment veux-tu que l’on dorme, dans ce grand lit qui se souvient trop voluptueusement de toi (il m’en ferait presque rougir…) ? Et cet oreiller que je conserve près de moi et dont la blancheur s’attriste de ne plus être le nid de ta tête blonde… Je revivais ces heures où je t’aime silencieusement afin de ne pas troubler tes beaux sommeils de petite fille. Si tu pouvais savoir, comme moi, ce qu’il y d’ardente passion, de désir infini de t’attacher à moi, tu serais à jamais sûre de ton Claude, je voudrais tant te persuader que tu ne peux pas plus vivre sans moi que tu ne peux te passer de respirer. Alors, cette nuit, j’ai embrassé ta lettre comme une personne vivante, tant j’avais besoin de sentir quelque chose de toi sur ma bouche, un peu du frais parfum de tes lèvres est monté vers moi et j’ai tendu les bras à ce rêve, fait de tout ce que tu as laissé en moi d’impérissable amour. Il paraît que le geste d’embrasser une lettre est démodé et romance ? Eh bien, tant pis pour ceux qui trouvent cela, je pense d’ailleurs que c’est la jalousie qui les fait parler ainsi. Moi, je m’en déclare très fier !… […] Pardonne-moi de ne savoir t’écrire que toujours la même chose sous des formes diverses, cela m’étreint avec une telle force et je ne sais pas y résister, au risque de te paraître monotone et même « petite fille très sensible ».
Tous les baisers de ton Claude