LA RUE QUE J’HABITE (beau texte)

S’offrir quand tout se vend…

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Photo de Jacques Bousiquier

La rue que j’habite

La rue que j’habite n’est pas droite ni sinueuse ni circulaire. Elle n’est pas bordée de fleurs, ni de bons sentiments, ni même de pensées confuses. On n’y parle pas, on n’y commence rien, on n’y embrasse jamais sur la bouche. Il n ‎‎ ‘y a pas de maisons, ni d’oiseaux perdus, ni de vieux sages qui s’assoient à l’ombre. La rue que j’habite n’est pas une rue.

Il fait toujours noir dans la rue que j’habite. La lune brille de son absence, la nuit double la nuit. Le paysage est un caillou pointu sous la plante des pieds, et chaque regard est une blessure. Les ténèbres sont le lieu et le non-lieu, et il n ‎ ‘y a pas d’autre rive.

La rue que j’habite est un fil de fer. Je suis son funambule, son otage. Elle vibre sous moi et menace de me renverser. Je m’y accroche, je m’y pends. Elle est ma peur et mon évasion. Puis soudain elle devient rail, échelle, ride, chute où je ne cesse de dire adieu à toutes les montagnes qui partent sans moi.

La rue que j’habite est une main. La main de l’homme que j’aime. Elle me caresse, veut me posséder. Je ne lui appartiens pas. Elle le sait. Elle me rend à moi et me porte sans m’avoir.

La rue que j’habite est la couleur bleue. Je suis sa vagabonde, j’erre sur son asphalte liquide et dors dans ses recoins d’encre. Je suis sa troupe de nuages, ses algues, sa peau chaude comme une volupté qui arrive. Barque errante dans une tempête, appel, proue, éclair, elle m’emmène vers le visage qui me ressuscite. Elle me multiplie.

La rue que j’habite est un laps de temps. Une attente qui se prolonge à l’infini. Troublantes minutes qui s’accumulent entre deux débuts, trois oublis. Moment inattendu qui fait tomber les murs.

Je n’habite pas la rue que j’habite. Je n’habite pas cette douleur obstinée à chaque pas, ces ongles qui me posent des questions, cette paupière fermée sur mes cris. Car j’habite la rue que je n’habite pas. Et nous sommes partout.

La rue que j’habite est un sexe d’homme gonflé de désir. Pont tendu entre l’univers et moi. Fruit merveilleux qui vit de mon corps. Œil qui me donne à boire puis me happe dans son tourbillon. Tunnel pluvieux d’où je ne voudrais jamais sortir.

La rue que j’habite est un poème. Elle marche, marche en moi.

Et je la suis.

Extrait de la rue que j’habite

de Joumana Habbad

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