Julien Gracq est un de ces écrivains que l’on associe à un chef-d’oeuvre : ‘Le Rivage des Syrtes’. Mais Gracq était plus que ça, un auteur d’exception, à l’oeuvre riche et complexe, dont la singularité le poussa même à refuser le prix Goncourt en 1951.
Le glas a sonné pour Julien Gracq Les plus haut placés exécutent sobrement et efficacement leur nécessaire message officiel pour satisfaire les conventions. Les autres parlent d’un homme d’exception en soulignant quelques trivialités de circonstance pour saluer la disparition d’un de leur pair. Quant aux médias, ils exhument la nécro, prête depuis que l’écrivain avait atteint l’âge canonique qui vous fait passer de la catégorie des personnalités à celle, encore plus cynique et morbide, des errants de l’entre-deux, qu’il faut récompenser pour “l’ensemble de leur carrière”, avant qu’il ne soit trop tard. Longues énumérations, sans âme, funestes inventaires dont on ne retient que des dates, des titres, sans saveur ni odeur, pour alimenter les bibliothèques et les anthologies, et qui rappellent “les livres tristes, innombrables, sur leur tranche de craie pâle” dénigrés par Saint John Perse “Sécheresse et supercherie d’autels”… Nul ne sait si Louis Poirier a souffert à l’approche de la mort, mais il ne fait aucun doute que Julien Gracq – l’identité de l’écrivain, et par nature immortelle – doit avoir les oreilles qui saignent d’entendre ainsi prostituée l’oeuvre qu’il a composée.
Les cercles littéraires en horreur
Car Julien Gracq a toujours fui les cercles littéraires, et la médiatisation en général. Pour lui, la littérature n’avait rien à gagner à se travestir sur les petits écrans pour vendre encore et toujours plus. Aussi a-t-il toujours veillé à choisir ses rares confessions, préférant la plume pour s’exprimer, comme en 1985, quand il livre sa vision de la littérature dans son essai En lisant, en écrivant. Il a toujours fait fi des critiques acerbes des observateurs qui ont vu dans sa décision de ne pas publier ses écrits en édition de poche l’expression d’un élitisme suranné.
Une relation charnelle avec le livre
La vérité est plus romantique. Pour Gracq le lecteur noue une relation intime avec le livre, presque charnelle, partageant avec lui une histoire qu’il peut achever à chaque moment. Chaque page lue est un moment d’extrême fragilité, l’essence même de la passion, instable mais intense. Et pour matérialiser cette proximité, cette relation, il a tenu en collaboration avec son éditeur Corti à ce que les feuillets ne soient pas massicotés, comme l’a uniformisé le marché, de sorte que le lecteur dût à chaque page découper lui-même à l’aide d’un coupe-papier. A l’ancienne, diront les insensibles. Selon la tradition, apprécieront les vrais amoureux des livres. Voilà pourquoi il abhorrait tant l’industrialisation du marché littéraire, le “bouquin” devenant un objet de consommation, sacrilège ultime. Le symbole de sa marginalisation du cercle littéraire reste ce spectaculaire refus du prix Goncourt en 1951, pour Le rivage des Syrtes, qui reste pour beaucoup son plus beau joyau. Seule coquetterie qu’il s’est permise : il a accepté de voir ses oeuvres publiées par la Pléiade, la collection qui consacre les plus grands, devenant un des sept privilégiés à recevoir cet honneur alors qu’il était encore en vie.
JULIEN GRACQ
ou le sentiment de la merveille
Extrait de texte paru dans Qui vive ? Autour de Julien Gracq, volume collectif publié aux éditions José Corti en 1989.
[…]
Il ne s’agirait pas de la venue d’un dieu, les hommes n’étant plus faits pour s’entendre avec ces sortes de créatures diaphanes et voraces qui disposent de leur âme. Peut-être même que personne sur la terre ne se rendra compte qu’il est arrivé quelque chose. Peut-être que rien ne sera dérangé. La merveille ne fait pas beaucoup de bruit. C’est une jeune fille imprévisible qui considère toutes choses avec un intérêt extrême, qui écoute et parle peu, qui n’aime pas les dorures, ni les discours savants, mais dont les lèvres sont désirables et dont le cœur bat juste. Elle ressemble à Mona, ce chaperon rouge sans mère-grand, qui entraîne le loup dans son lit puis lui fait traverser la forêt en empruntant « le plus merveilleux chemin des écoliers » . A celui qui la croise, elle laissera le souvenir d’un « écureuil tenant une noisette verte », d’un paradis furtif, d’une « chemisette bleue tachée d’encre », ou de la vie réelle délicieusement rappelée. Son image, par surprise, lui reviendra quand il sera seul, au bord de mourir, ou simplement de s’endormir, quand sa vie s’en ira au large et qu’il la verra s’éloigner, hors de portée bientôt, comme un marin tombé à l’eau regarde le bateau continuer sa route tandis que la mort le tire par les chevilles. Il se souviendra de l’amour comme de sa vie la plus entière, la plus exacte: il suffisait de prendre et de se laisser prendre pour retrouver toutes choses à leur place, le désir décidait de tout, les gestes étaient faciles, les parfums embaumaient de neuf, les mots avaient perdu leur goût de suie, ils semblaient choir comme des pièces d’or chaque fois que l’on ouvrait la bouche. Il aura sauvé son âme. Patientant sous la pluie, anxieux du pouls des horloges, occupé à cueillir des fleurs dans le jardin, il aura exploré les recoins de ses chambres les plus intimes. Soucieux d’entrer dans les détails de son amour et de le revêtir d’habits légers, il lui aura donné quantité de noms, il aura écrit des phrases, d’une main aveugle et juste, comme on tend les paumes vers une ombre, comme on se laisse conduire par elle, ou comme on jette à la mer des papiers pliés en quatre dans des bouteilles. Il aura essayé de vivre sans bavardages, en s’enfermant en soi, pour ne penser qu’à celle qui est toute sa pensée et qui occupe dans l’univers la place laissée vacante par le soleil les jours de pluie. Il sera devenu le frère des Grands Transparents dont l’invisible palpitation assure à travers le monde la circulation de l’amour.