À quoi sert la croissance, si elle ne rend pas plus heureux ?
Par Richard Tomkins (traduction)
« À partir d’un certain niveau de richesse, l’augmentation du PIB ne se traduit pas par un bien-être accru. Afin de mieux mesurer l’état de satisfaction des sociétés, les pays occidentaux commencent à mettre au point des indicateurs alternatifs. »
Financial Times – Londres
Depuis que le monde est monde, l’espèce humaine a dû lutter pour sa survie. Le besoin est la condition normale de l’être humain, et chercher à le satisfaire, l’un de ses instincts les plus profondément enracinés. Mais, aujourd’hui, quelque chose d’extraordinaire est en train de se produire dans le monde développé. Pour la première fois dans l’Histoire, les sociétés sont confrontées à des problèmes non plus de pénurie, mais de surabondance.
Nous vivons dans une économie d’excédents où presque tous les secteurs d’activité, anciens et nouveaux, souffrent de surcapacité. Il y a tant de voitures en circulation qu’il n’y a presque plus d’espace pour les conduire. Nous avons tant à manger que nous connaissons une épidémie d’obésité. Il y a tant de choses à acheter, à voir et à faire que nous ne trouvons pas le temps d’en profiter. Trop de tout ? Voilà une utopie que nos ancêtres recherchaient en permanence, sans grand espoir d’y parvenir. Alors pourquoi ne sommes-nous pas un peu plus reconnaissants et nettement plus heureux ?
L’économiste britannique John Maynard Keynes avait anticipé, dès 1930, la situation dans laquelle nous nous trouvons aujourd’hui. Dans un essai intitulé Perspectives économiques pour nos petits-enfants [in Essais sur la monnaie et l’économie, Payot, 1971], il observait que le niveau de vie moyen des individus était resté pratiquement inchangé pendant la plus grande partie de l’Histoire. Bien entendu, il y avait eu des hauts et des bas, mais pas d’amélioration progressive. La révolution industrielle changea tout : malgré une forte croissance démographique, le niveau de vie moyen avait été multiplié par quatre aux Etats-Unis et en Europe depuis le début du XVIIIe siècle, et Keynes prévoyait qu’il croîtrait encore de l’ordre de quatre à huit fois dans les cent années à venir. On pouvait donc imaginer que l’éternel problème de l’humanité, la lutte pour la survie, serait résolu dans un avenir prévisible. Désormais, disait Keynes, « le problème véritable et permanent de l’homme sera de savoir comment employer la liberté arrachée aux contraintes économiques » pour vivre « de manière sage, agréable et bonne ». Le temps a donné raison à Keynes sur les deux points, les prévisions économiques et leurs implications. La production par habitant a augmenté au moins aussi vite qu’il l’avait prédit, et notre transition vers une société de la surabondance, et non plus du besoin, est au moins aussi problématique qu’il le craignait. Si le récent boom économique a considérablement accru le niveau global de prospérité, il ne s’est pas accompagné d’un sentiment accru de bien-être. De fait, les « enquêtes sur le bonheur » menées aux Etats-Unis, en Grande-Bretagne et en Europe continentale montrent que le niveau de bonheur est resté au mieux stationnaire et qu’il a parfois décliné au cours des trente dernières années.
Cela tient sans doute au fait que les fruits de cette prospérité accrue ont été inégalement répartis. Même dans les riches pays occidentaux, un grand nombre de personnes vivent encore dans la pauvreté et beaucoup d’autres ont du mal à joindre les deux bouts. Mais ce sentiment de mal-être de la société peut également s’expliquer par la « pyramide des besoins », élaborée en 1943 par le psychologue béhavioriste Abraham Maslow. A la base de sa pyramide se trouve tout ce qui est essentiel à la vie, comme la nourriture, l’eau et le confort matériel. L’étage au-dessus représente le besoin de sécurité et de protection. Viennent ensuite le besoin d’amour et d’appartenance – et notamment le besoin de se sentir accepté par la famille, la collectivité et les collègues de travail -, puis le besoin d’estime de soi et des autres, et le besoin de reconnaissance. Enfin, au sommet de la pyramide, on trouve ce que Maslow appelait l’accomplissement personnel, c’est-à-dire le bonheur que procure à l’être humain le fait d’avoir réalisé son potentiel. A ce stade, l’individu cherche, par exemple, à développer ses connaissances ou à accumuler les expériences esthétiques pour son propre plaisir, et peut aider les autres à s’épanouir.
Maslow affirmait que le besoin d’accomplissement personnel est la motivation la plus élevée de l’être humain, mais qu’il fallait avoir satisfait le niveau de besoin inférieur avant de pouvoir passer au suivant. L’argent est bien entendu très important pour remplir les conditions préalables au bonheur. Sans argent, l’individu ne peut pas satisfaire ses besoins élémentaires et a peu de chances de dépasser le premier niveau de la pyramide. Le problème, c’est que les hommes, ayant passé presque toute leur histoire à lutter pour la survie, en sont venus à croire que la clé d’un bonheur accru réside dans une prospérité accrue, même lorsque les besoins élémentaires ont été satisfaits, alors que la pyramide de Maslow laisse entendre tout autre chose.
Il est intéressant de constater que les enquêtes sur le bonheur confirment la proposition de Maslow. Elles montrent en effet que les personnes ayant de très faibles revenus deviennent nettement plus heureuses lorsque leurs revenus s’accroissent, mais qu’au-delà d’un niveau de revenus relativement modeste (à partir de 10 000 dollars par an) les accroissements supplémentaires n’apportent que très peu de bonheur supplémentaire.
Ce qui est valable pour les individus l’est aussi pour les nations. Certes, les habitants des pays riches déclarent des niveaux de bonheur plus élevés que ceux des pays pauvres. Mais, lorsqu’un pays atteint un certain niveau de développement économique – grosso modo, celui de la Grande-Bretagne des années 50 -, l’accroissement de la richesse nationale a un impact quasi nul et peut induire une diminution du bonheur.
Quelles en sont les implications ? Que l’argent ne fasse pas le bonheur des individus, cela tout le monde le sait depuis longtemps. Mais savoir qu’au-delà d’un certain point la richesse ne fait pas non plus le bonheur des sociétés est une tout autre chose. Depuis un demi-siècle au moins, les Etats ont utilisé le produit intérieur brut (PIB) – ou son proche parent, le produit national brut (PNB) – comme indicateur de bien-être. Mais, s’il n’y a plus de corrélation entre le PIB et le bonheur, cela remet en cause l’un des objectifs clés des politiques publiques, qui est de maintenir le PIB sur une trajectoire ascendante. Le problème de l’utilisation du PIB comme indicateur du bien-être, c’est qu’il ne mesure que des éléments auxquels on peut donner une valeur monétaire. En conséquence, il ne rend pas compte des choses qui prennent de l’importance pour les gens une fois que leurs besoins élémentaires ont été satisfaits. Ainsi, le temps est devenu si précieux pour beaucoup d’entre nous qu’on le surnomme « la nouvelle monnaie », et pourtant le PIB ne le prend pas en considération. Pis encore, le PIB compte souvent comme des gains des choses qui rendent en fait les gens plus malheureux. Prenons le deuxième niveau de la pyramide de Maslow, qui représente le besoin de sécurité. Lorsque la criminalité augmente, l’accroissement des dépenses en systèmes de surveillance, alarmes antivol, armes à feu et bombes antiagression contribue à la croissance du PIB. Mais les gens sont moins heureux parce qu’ils se sentent moins en sécurité. L’augmentation du taux de divorce fait aussi progresser le PIB parce qu’elle se traduit par des dépenses accrues en frais d’avocat, en aide psychologique, en logement. Pourtant, cela va à l’encontre de la satisfaction du besoin d’amour et d’appartenance. De même, le nombre croissant de dépressions, une maladie qui fait des ravages dans les sociétés occidentales, vient grossir le PIB en raison des sommes considérables dépensées en antidépresseurs et en psychothérapie. Or cela nuit énormément à l’estime de soi.
Comme Keynes, nous pouvons faire des extrapolations à partir de la croissance du PIB et voir où nous en serons dans cent ans. Grâce aux miracles de la croissance composée, un accroissement annuel de 2 % nous rendrait sept fois plus riches d’ici à 2103, et pas moins de dix-neuf fois plus riches si cet accroissement était de 3 %. Que ferions-nous de notre immense richesse ? Aurions-nous dix-neuf fois plus de voitures, dix-neuf fois plus de maisons et chacun sa flotte d’avions et de yachts ? Et où mettrions-nous tout cela ? Aurions-nous dix-neuf fois plus de vacances ? Comment trouverions-nous le temps de les prendre et où dénicherions-nous un coin qui ne soit pas envahi par d’autres vacanciers ? Et, plus important encore, serions-nous plus heureux ? Etre exposés à dix-neuf fois plus de publicité et acheter dix-neuf fois plus de biens de consommation nous aiderait-il à atteindre les niveaux supérieurs de la pyramide de Maslow ou bien serions-nous simplement dix-neuf fois plus à court de temps, dix-neuf fois plus déprimés, dix-neuf fois plus divorcés et dix-neuf fois plus malheureux ?
Extrait de ac-versailles. fr
je signe pour l’affiche et le texte!