CORRESPONDANCE AMOUREUSE (beaux textes)

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Diderot par Louis- Michel Van Loo

Denis Diderot à Sophie Volland

Entre 1755 et 1774, le maître d’œuvre de l’encyclopédie, adresse cinq cent cinquante-trois lettres à celle qu’il appelle sa « muse ». Il a quarante-deux ans quand il la rencontre, elle trente-huit. Ces missives à la fois tendres, empressées, spirituelles et savantes sont comme le journal intime d’un intellectuel enthousiaste et amoureux car Sophie partage la passion de son ami pour les idées et la littérature. Leur liaison se poursuit jusqu’à la disparition de Sophie, le 22 février 1784. Diderot ne lui survit que six mois.

18 octobre 1760

Nous recevrons, vous, mes lettres, moi, les vôtres, deux à deux, c’est une affaire arrangée. Combien d’autres plaisirs qui s’accroissent par l’impatience et par le délai ? Eloigner nos jouissances, souvent c’est nous servir. Faire attendre le bonheur, c’est ménager à son ami une perspective agréable, c’est en user avec lui comme l’économe fidèle qui placerait à un haut intérêt le dépôt oisif qu’on lui aurait confié. Voilà des maximes qui ne déplairont pas (à) votre sœur. J’en ai entendu de plus folles encore. Il y en a qui préfèrent l’espoir à la possession et qui disent qu’on ne s’ennuie presque jamais d’espérer  et qu’il est rare qu’on ne s’ennuie pas d’avoir. Je réponds moi, qu’on espère toujours avec quelque peine,  et qu’on ne jouit jamais sans quelque plaisir. Et puis la vie s’échappe : la sagacité des hommes a donné au temps une voix qui les avertit de sa fuite sourde et légère, mais à quoi bon l’heure sonne-t-elle, si ce n’est jamais l’heure du plaisir. Venez, mon amie, venez que je vous embrasse. Venez et que tous vos instants et tous les miens soient marqués par notre tendresse, que votre pendule et la mienne battent toujours la minute où je vous aime et que la longue nuit qui nous attend soit au moins précédée de quelques beaux jours. (….)

Chère femme, combien je vous aime ! Combien je vous estime ! En dix endroits, votre lettre m’a pénétré de joie. Je ne saurais vous dire ce que la droiture et la vérité font sur moi. Si le spectacle de l’injustice me transporte quelquefois d’une telle indignation que j’en perds les jugements et dans ce délire je tuerais, j’anéantirais, aussi celui de l’équité me remplit d’une douceur, m’enflamme de chaleur et d’un enthousiasme où la vie, s’il fallait la perdre, ne me tiendrait à rien. Alors il me semble que mon cœur s’étende au-dedans de moi, qu’il nage, je ne sais quelle sensation délicieuse et subtile me parcourt partout, j’ai peine à respirer, il excite à toute la surface de mon corps, comme un frémissement, c’est surtout au haut du front, à l’origine des cheveux qu’il se fait sentir, et puis les symptômes de l’admiration et du plaisir viennent se mêler sur mon visage avec ceux de la joie, et mes yeux se remplissent de pleurs. Voilà ce que je suis quand je m’intéresse vivement à celui qui fait le bien.

Oh, ma Sophie, combien de beaux moments je vous dois ! Combien je vous en devrai encore ! Oh Angélique, ma chère enfant, je te parle ici et tu ne m’entends pas, mais si tu lis jamais ces mots quand je ne serai plus, car tu me survivras, tu verras que je m’occupais de toi et que je disais, dans un temps où j’ignorais quel sort tu me préparais, qu’il dépendrait de toi de me faire mourir de plaisir ou de peine. (…)

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4 réponses à CORRESPONDANCE AMOUREUSE (beaux textes)

  1. kaissy dit :

    « Et puis la vie s’échappe : la sagacité des hommes a donné au temps une voix qui les avertit de sa fuite sourde et légère, mais à quoi bon l’heure sonne-t-elle, si ce n’est jamais l’heure du plaisir. Venez, mon amie, venez que je vous embrasse. Venez et que tous vos instants et tous les miens soient marqués par notre tendresse, que votre pendule et la mienne battent toujours la minute où je vous aime et que la longue nuit qui nous attend soit au moins précédée de quelques beaux jours. (….) »
    Je reste sans voix…je ne connaissais pas ces sentiments au grand Diderot.
    Sublime!

  2. admin dit :

    Oui c’est une correspondance des plus belles écrite avec tant de talent et passion.

    Tit’can I

  3. kaissy dit :

    C’est bête, mais j’ai envie de faire le même commentaire, tellement je me trouve sous le charme du texte.
    « Venez et que tous vos instants et tous les miens soient marqués par notre tendresse, que votre pendule et la mienne battent toujours la minute où je vous aime et que la longue nuit qui nous attend soit au moins précédée de quelques beaux jours. »
    Magnifique!

  4. admin dit :

    Kaissy

    Quand l’amour est écrit d’aussi subtile manière, on ne se lasse pas de lire et relire de tels textes, je suis comme toi.

    Merci pour cette relecture, et ton double passage.

    Bises

    Tit’can I

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