Le bord intime des rivières
Coucou, papa, t’es là ?
C’est vrai que tu me manques. Je pourrais me confier si t’étais là. Pas de la tarte. Tu me diras, y’a Paulo. Celui-là il est universel. Y’a pas meilleur. Il a dans le fond de l’âme une putain de petite fleur qui se transforme en phare quand il fait trop noir. Un frangin d’amour, quoi. Un obstiné.
Coucou, papa, on aurait fait du cerf-volant. Toute la vie. T’aurais tout su faire, j’aurais été ébloui. T’aurais rien su faire, j’aurais aimé ton odeur d’after-shave le matin. Rasé pour faire semblant d’aller au boulot. Du pipeau. Pas de boulot. Je t’aurais aimé, je t’aurais protégé, je t’aurais compris.
Coucou, papa. Je t’aurais vu tourner autour de maman chaque soir avec la même envie, avec le même amour qu’il y a trente ans.
T’es plus là. T’as jamais été là. Ou si loin qu’il a fallu que je mette le turbo pour lire ton visage les quelques fois où on s’est croisés. Je ne suis pas triste.
J’aurais été le fils de l’Indien. Pourtant t’étais pas indien. T’étais soldat. Soldat allemand. On s’est ratés. J’ai fait semblant de ne pas aimer les Allemands. Un vrai jeune con qui a tout fait pour garder son chagrin d’orphelin.
Un jour ou l’autre, on le fera en haut, là-haut, ce qu’on n’a pas fait en bas, tout en bas. Ton absence m’est souvent invivable. Papa. Y’a un truc qui a déconné dans notre histoire. Peut-être c’est très bien comme ça. Souvenir de toi. Malicieuse lassitude au coin des yeux. Comme les hommes qui ont vécu les théories. Coucou, papa, t’es là ?
Aimé trop tard. J’étais déjà grand. Le fils du boche. La photo du père en uniforme d’officier allemand au fond du meuble. Passer des heures à la regarder pour y trouver les traces du tyran. Impossible pourtant. Je pouvais pas être le fils d’un nazi. J’ai pleuré, Paulo. Y’avait que les voies ferrées sous la lune qui me faisaient du bien. Je t’ai remplacé. Plusieurs fois. Oui, les fils sont gourmands.
Un peu plus haut vers la forêt, il y avait une colline avec un grand champ plein de vent, je m’en souviens. Le père riait, le fils s’envolait au bout du cerf-volant. Moi je ne riais que si mon frère le faisait. Il paraît que mon père m’aimait. C’est con la vie. C’était beau ce jour-là. Je me souviens. La lisière de la forêt. Sa fraîcheur. Le bruit de nos respirations. Cet homme, mon père. Et mon frère. Je l’aimais bien, mon frère. Révolté. Indépendant.
Il a cramé dans sa caisse. Sous un camion. Sur une route au petit matin. Dans mes oreilles claque la voile du cerf-volant.
Richard Bohringer – Le bord intime des rivières